Dans un Brésil dépourvu de musées et d'institutions prenant en charge l'Histoire de l'esclavage ou de la dictature, le récit des luttes émancipatrices s'inscrit singulièrement dans les corps et dans la rue, dans la culture populaire, dans la tradition orale. De ce point de vue, le film d'Aude Chevalier-Beaumel et Marcelo Barbosa a valeur de document, car il s'intéresse à une partie souvent méconnue de cette histoire sociale. Lorsque l'on voit apparaître Indianara à l'écran, seins nus, verbe haut, manifestant pour les droits de la communauté transgenre, on songe évidemment à Marianne. Devenue désormais iconique et pleinement consciente de l'être, Indianara s'inscrit dans l'histoire des minorités et des luttes LGBTI+ en faisant de son corps un outil politique. Retourner les stigmates, ces différences perçues de façon péjorative ou hostile*, les assumer et les revendiquer avec fierté, mais également occuper physiquement l'espace public dans une volonté de réappropriation citoyenne. La notion de corps-instrument de revendications ou a contrario de corps instrumentalisé revient ainsi régulièrement dans la bouche des protagonistes : « on va expulser ces corps [de la Casa Nem] », « ils ont utilisé nos corps pour les élections », « vous n'utiliserez plus nos corps pour vous promouvoir », etc. Le rapport au corps, central dans les combats d'Indianara et des occupantes de la Casa Nem, semble donner sa propre consistance au film : physique, charnelle, la caméra est à leurs côtés et rend hommage à leur beauté, qu'ils soient abîmés, puissants ou graciles. Les cinéastes, quant à eux, parlent volontiers de corps-musée au sujet d'Indianara elle-même. Ayant à coeur de partager son expérience, celle-ci accorde une importance fondamentale à la mémoire. Avec la complicité de la caméra, elle expose volontiers sa personne, témoignant par sa chair des luttes des communautés transgenres depuis des générations.
* Erving Goffman, Stigmate (1963)
LE MONTAGE DU FILM, DE L'URGENCE À LA RESISTANCE
Si la première séquence d'Indianara nous alerte sans détour sur la situation critique des communautés transgenres du Brésil dont la vie est directement menacée, le film témoigne d'un esprit de résistance à toute épreuve, cherchant sans relâche la lumière en ces temps obscurs. Comme s'il fallait organiser le pessimisme et le transformer par l'action en un optimisme tenace. La structure du film semble elle-même reposer sur cette construction. Dans la première partie, d'un funeste constat, la déploration cède place à une lutte aux accents souvent joyeux : on songe aux préparatifs cocasses et un tantinet chaotiques d'une manifestation, aux proverbiales disputes du couple Indianara-Mauricio ou bien à la célébration d'un non-Noël dans une piscine gonflable. Le point de bascule se situe au moment tragique de l'assassinat de la femme politique et militante Marielle Franco. La maison d'Indianara, d'abord présentée comme un îlot à l'abri du monde, deviendra forteresse en s'équipant de caméras de surveillance... Toute la deuxième partie du film se déploie alors autour des possibilités de résistance, sans cesse mises à l'épreuve avec l'arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, qui est accueillie avec effroi et sidération par Indianara et sa communauté. Par le travail de montage, la narration passe ainsi constamment du drame à la joie ou à la révolte, reflet de la façon dont les cinéastes eux-mêmes ont vécu les événements durant ces deux années de tournage.
Publié le jeudi 07 novembre 2019