Serge
Le Peron
On est saisi au corps par ce film : bouleversé, ému, abasourdi. A cause de l'histoire bien sûr : celle de ces deux hommes contraints de chercher, dans la campagne bangladaise, un havre de paix pour la dépouille d'un malheureux mort loin de chez lui. Les personnages aussi : paysans terrorisés par leur terrible mission, obstinés, fidèles, portant sur eux les oripeaux d'une piété qu'ils ne parviennent pas à faire partager au monde hostile qu'ils traversent comme un cauchemar. Les paysages enfin : ceux d'un Bangladesh, quasiment fantastique, dont les ciels bas et lourds semblent chargés de la tragédie vécue par ces deux colporteurs involontaires de la mort. Mais la force de ce film tient également à autre chose : sa matière même, sa matérialité cinématographique pourrait on dire. Aujourd'hui les plans sont trop souvent les exécutants dociles de scénarios plus ou moins ressentis. Dans La Roue, chaque plan dit sa nécessité et inscrit la volonté farouche de celui qui le filme enfin : après l'avoir mûrement pensé, voulu, organisé... Et avant de le montrer. Le moindre des mouvements y est pareillement effectué, le moindre des regards posé, des mots prononcés, dans une totale adéquation de son économie narrative et de son économie tout court. On dépense tant de kilomètres de pellicules dans le monde entier à refaire, "assurer", accumuler ce qu'on appelle (atrocement) du "matériel de montage" que la rigueur extrême de ce film du tiers monde ramène à l'essence même de l'art cinématographique, à sa morale du tournage comme moment fondamental. Dans son dénuement et sa linéarité, La Roue est un exemple de création artistique, de dépouillement et de beauté, une lente et douloureuse descente aux enfers qui est aussi une magnifique cosmogonie filmée. Morshedul Islam est un grand cinéaste.
Serge Le Peron
Publié le lundi 18 septembre 2017