Cati
Couteau
Cinéaste
Dès les séquences introductives, Nous, les Enfants du XXème siècle, installe sur un mode métaphorique quasi surréaliste, une perspective qui déborde le sujet premier du film, celui des enfants de la rue à St Pétersbourg, au crépuscule du siècle. Sanglés de langes proprets, des nourrissons rangés à la chaîne, tels les pains dorés promis à la consommation du plan suivant ; puis à quelques pas d'un landau, un couple croquant joyeusement dans ce pain, tandis que la caméra s'élève vers un imposant beffroi dominant la scène.
Je t'usine, je te dévore, sous le regard de quelque (quelle ?) instance supérieure.
Etrange mécanique sociale, où les ravages de l'abandon, de l'alcool, l'absence d'espaces affectifs et économiques autres que ceux bricolés dans le dénuement pour survivre président à un destin broyé. Le travail en usine, l'armée et l'église comme seules instances d'intégration.
C'est un film dur et doux, que réalise Vitali Kanevski, qui fut dans sa jeunesse un de ces jeunes paumés en passe de voyouterie.
Dur par la réalité en perte d'humanité qu'il capte, mais doux par le regard qu'il porte. Il prend langue et images avec eux sans stratégie autre que la mise en scène réciproque du cinéaste et de ses sujets. Celui pour qui l'« art seul peut sauver l'Homme », c'est à dire lui donner forme humaine, les incite, sans commisération ni surplomb moralisateur, à raconter leurs forfaits, à mettre en forme une parole qui, plus que la reprise des discours qui leur sont assignés, les engage à une mise en perspective de leur expérience, l'ébauche d'un retour réflexif sur soi. La relation qu'il instaure avec eux, simple et directe, concourt à restituer leur potentiel d'humanité. Sur les visages, longuement filmés, c'est la géographie physique et psychologique de leur vie que donne à saisir la caméra de Vitali Kanevski, irréductible interrogation sur le sens de douleur, si ce n'est celui de la vie. Quant aux moments musicaux, chants, chorales, ensemble de balalaïka, ils invitent à abandonner les raideurs et les clichés réciproques : dans ces instants voués au plaisir de leur talent, ils se libèrent de leur statut de délinquant, tandis que nous abandonnons notre posture d'observateur pour recevoir ce qui se donne là sans contrepartie.
Car il n'est question que de contrepartie et de deal dans ces instances de débrouille puis de délinquance. C'est le commerce de la survie, le marché noir de la protection.
Du groupe de rue comme premier espace-refuge, à la bande repliée dans une cave, puis à l'organisation mafieuse, la mécanique des rouages déglingués à travers lesquels se construit leur destin est inexorable ; parallèle dans sa chronique à la dureté des établissements qui vont successivement se refermer sur eux.
Non pas exactement : le temps mafieux va se jouer à ciel ouvert. Terrible séquence, rêve ou parodie, où le jeune chef d'une organisation, pour qui un racket est un « contrat commercial volontaire », mime la vie d'un milliardaire sur le pont d'un yacht. Préfiguration glaçante du système et des moeurs poutiniens qui ont gangréné la Russie toute entière, mais ne sont que le versant excédé d'un modèle qui en a séduit d'autres, ainsi que le suggère le titre : le XXème siècle des ces enfants-là comme la face sombre du monde.
Cati Couteau
-Cinéaste
Publié le lundi 18 septembre 2017