Dans l'inoubliable Sans soleil, la Guinée Bissau était désignée comme « l'un des deux lieux de la survie », avec le Japon. Chris Marker nous la montrait à plusieurs reprises comme un lieu de l'extrême éloignement où, paradoxalement, se révélait avec la plus grande netteté l'état d'un monde, façonné par l'Occident (et par son cinéma) tout en étant en résistance obstinée contre un tel arraisonnement.
Le film de João Viana, La Bataille de Tabâto, revisite trente ans plus tard le même lieu, cette fois dans un rapport d'intime proximité dont ne saurait rendre compte la simple précision du cadre (l'action se concentre dans un village de griots mandingues, Tabâto), ni la trame apparente de l'histoire (Baio, un ancien soldat supplétif des troupes coloniales portugaises, rentre au pays pour le mariage de sa fille Fatu avec Idrissa, célèbre musicien de Tabâto).
Le véritable récit est énoncé sur l'écran noir du début du film par la voix solennelle d'un griot : « Pendant que VOUS, barbares, faisiez la guerre, NOUS avons inventé l'agriculture, un mode de gouvernance équitable, et la musique moderne, le jazz, le blues et le reggae… » Toutes les perspectives sont renversées, non pas seulement entre l'Afrique et ses conquérants, mais entre l'Histoire des vainqueurs et un univers mythique plus secret et plus vrai, d'une tout autre portée spirituelle. Le moment colonial, dont le personnage de Baio est la cristallisation, sans être dissous, est situé dans un autre niveau de temporalité. Tout cela s'exprime dans la forme même du film de João Viana et en particulier dans sa bande-son magnifique, qui intègre en une seule partition musicale la modulation des voix, les accords du balafon, de la kora et des autres instruments africains, le fracas fantasmé des armes, les bruits de la brousse, les cris des animaux… Ce n'est pas un film sur les griots mais une œuvre de griot, déroutante, à vivre comme expérience d'initiation.